Agora

Colonialisme vert ou chance pour le développement?

Un nouveau règlement interdit l’importation dans l’UE des sept produits qui contribuent le plus à la déforestation. Il faut s’assurer que les petits producteur·trices du Sud ne soient pas lésé·es.
Commerce mondial

Le nouveau Règlement européen sur la déforestation (EUDR) entrera pleinement en vigueur le 1er janvier 2025. Les sept matières premières qui contribuent le plus à la mort des forêts – cacao, café, huile de palme, caoutchouc, soja, bois, bovins – et leurs produits dérivés – chocolat, capsules de café, meubles, papier, pneus, par exemple – ne pourront être importés dans l’Union européenne (UE) qu’à condition de prouver qu’ils sont issus de terrains qui n’ont pas été déboisés après le 1er janvier 2020. Et qu’ils respectent les droits du travail, les normes anti-corruption et les droits des communautés autochtones, entre autres.

Pour cela, les pays producteurs seront divisés en trois catégories selon le risque de déforestation, et les sites de production surveillés par des moyens technologiques sophistiqués, dont la géolocalisation. L’initiative fait partie du Pacte vert de l’UE, qui part d’un constat sans appel: les Vingt-Sept sont les principaux importateurs de produits qui contribuent à la déforestation associée au commerce international, après la Chine. Le devoir de diligence, à savoir le fait de s’assurer de l’absence de déforestation, incombe à tous les acteurs de la chaîne de valeur – producteurs, exportateurs et importateurs, petits et grands, avec des conditionnalités plus ou moins strictes selon la taille.

Selon une étude de Krungsri Research View, un institut de recherche de la cinquième banque de Thaïlande, l’Allemagne est le pays le plus touché par la EUDR – elle exporte principalement du bois, du caoutchouc, du bœuf et du cacao. Elle est suivie de près par la Chine, qui exporte du bois et du caoutchouc. Parmi les pays du Sud, le Brésil (café, soja, huile de palme), l’Indonésie (huile de palme), la Malaisie (huile de palme), l’Argentine (soja, huile de palme, viande de bœuf), le Vietnam (café) et la Côte d’Ivoire (cacao), la Thaïlande (caoutchouc) et le Guatemala (huile de palme et café) sont fortement touchés.

L’ONG Fern (Forests and the European Union Resource Network) estime que le Honduras, le Ghana et le Cameroun, particulièrement dépendants des exportations vers l’UE, sont aussi susceptibles d’être affectés par le règlement.

Les pays du Sud global sont vent debout contre cette initiative, y voyant du protectionnisme déguisé et un nouveau colonialisme vert. En septembre 2023, 17 chefs de gouvernement d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie ont envoyé une lettre aux présidents de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil des ministres, regrettant l’approche «one-size-fits-all» de l’EUDR et son manque de connaissance des spécificités locales. En effet, les petits paysan·nes et les petits producteur·trices, notamment, auront toutes les peines du monde à prouver leur irréprochabilité, même si, à part pour quelques produits comme le café et le cacao, ce sont surtout les grands producteurs et exportateurs qui arrivent à placer leurs produits sur les marchés européens.

Les effets néfastes de cette initiative ne se sont pas fait attendre. Comme le souligne l’International Institute for Environment and Development, les importateurs européens sont déjà en train de délaisser le café éthiopien pour se tourner vers le café en provenance du Brésil, dont la traçabilité est plus facile à assurer.

Dans son rapport sur le commerce et le développement 2023, l’ONU Commerce et Développement (ex-CNUCED) s’est inquiétée de la prolifération d’initiatives unilatérales comme l’EUDR et le CBAM (la taxe carbone aux frontières également imposée par l’UE sur les produits hautement polluants comme l’aluminium). Elle considère que celles-ci violent le principe de responsabilité commune, mais différenciée, inscrit dans l’Accord de Paris sur le climat.

Krungsri Research View s’est intéressé particulièrement au cas de la Thaïlande, qui montre que l’impact de l’EUDR est ambivalent. D’une part, les produits couverts par l’EUDR ne représentent que 8,3% des exportations vers l’UE et 0,7% de toutes les exportations thaïlandaises, mais leur valeur est en augmentation.

Les producteurs et exportateurs de caoutchouc, bois et huile de palme devront faire face à des coûts importants pour s’adapter à la nouvelle réglementation; les petits producteurs vont perdre leur compétitivité et la Thaïlande risque de se retrouver exclue des chaînes mondiales de valeur.

Mais si le processus est accompagné de façon adéquate, aussi bien par le gouvernement que par les aides prévues par l’EUDR, la Thaïlande peut gagner une nouvelle compétitivité par rapport à ses concurrents, tout en préservant ses forêts.

Qu’en est-il de la Suisse? Elle est indirectement touchée par la nouvelle disposition car toute exportation des sept produits vers l’UE devra respecter les exigences de l’EUDR. Toujours selon Krungsri, notre pays se situe même à la 17e position en termes d’impact, pour le cacao et surtout le café.

A ce jour, le Conseil fédéral a décidé de ne pas adapter le droit suisse à l’EUDR tant qu’une reconnaissance mutuelle avec l’UE n’est pas possible. Ce afin de ne pas doubler la charge de travail des entreprises suisses. Mais il va mener une étude d’impact d’ici l’été et prendra une décision ensuite.

Du côté de la société civile, on réfléchit. Alliance Sud participe à un groupe de travail qui étudie si et comment adapter l’EUDR à la Suisse. Le souci est de ne pas pénaliser les petit·es producteur·trices des pays du Sud global. Le cas échéant, il faudrait des mesures d’accompagnement et de formation et une consultation des communautés locales. Ce pour éviter que la lutte contre le changement climatique ne se fasse au détriment des potentiels de développement du commerce international.

Article paru dans Global no 92, été 2024.

Opinions Agora Isolda Agazzi Commerce mondial

Connexion